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L'aventure - résumé et dissertation - Guyau: le plaisir de s'aventurer

Sujet.

Rédaction

Présenter sur la copie, en premier lieu, le résumé de texte, et en second lieu, la dissertation. 

Il est tenu compte, dans la notation, de la présentation, de la correction de la forme (syntaxe, orthographe), de la netteté de l’expression et de la clarté de la composition. 

L’épreuve de rédaction comporte obligatoirement deux parties : un résumé et une dissertation. Résumé et dissertation ont la même notation et forment un ensemble indissociable. 

I Résumé de texte 

Résumer en 200 mots le texte suivant. Un écart de 10% en plus ou en moins sera accepté. Indiquer par une barre bien nette chaque cinquantaine de mots, puis, à la fin du résumé, le total exact. 

 

Il est rare que les sacrifices définitifs se présentent dans la vie comme certains ; le soldat, par exemple, n’est pas certain, loin de là, de tomber dans la mêlée ; il n’y a ici qu’une simple possibilité. En d’autres termes, il y a danger. Or, il faut voir si le danger, même indépendamment de toute idée d’obligation morale, n’est pas un milieu utile au développement de la vie même, un excitant puissant de toutes les facultés, capable de les porter à leur maximum d’énergie et capable aussi de produire un maximum de plaisir.

L’humanité primitive a vécu au milieu du danger ; il doit donc se retrouver encore aujourd’hui chez beaucoup d’hommes une prédisposition naturelle à l’affronter. Le danger était pour ainsi dire le jeu des hommes primitifs, comme le jeu est aujourd’hui pour beaucoup de gens une sorte de simulacre du danger. Ce goût du péril, affronté pour lui-même, se rencontre jusque chez les animaux. (…)

Le plaisir du danger tient surtout au plaisir de la victoire. On aime à vaincre même n’importe qui, même un animal. On aime à se prouver à soi-même sa supériorité. Un Anglais qui vint en Afrique dans le seul but de chasser, Baldwin, se posa un jour ce problème, après avoir failli être terrassé par un lion : — Pourquoi l’homme risque-t-il sa vie sans y avoir aucun intérêt ? « C’est une question que je n’essayerai pas de résoudre, répond-il. Tout ce que je peux dire, c’est qu’on trouve dans la victoire une satisfaction intérieure qui vaut la peine de courir tous les risques, alors même qu’il n’y a personne pour y applaudir. » Bien plus, même après avoir perdu l’espoir de vaincre, on s’opiniâtre dans la lutte. Quel que soit l’adversaire, tout combat dégénère en duel acharné. (…)

Ce besoin du danger et de la victoire qui entraîne le guerrier et le chasseur, on le retrouve chez le voyageur, chez le colon, chez l’ingénieur. Une fabrique française de dynamite envoya récemment un ingénieur à Panama, il mourut en arrivant. Un autre ingénieur partit, arriva à bon port, puis mourut huit jours après. Un troisième s’est embarqué aussitôt. La plupart des professions, comme celle des médecins, fourniraient une foule d’exemples du même genre. L’attrait invincible de la mer est fait en grande partie du danger constant qu’elle présente. Elle tente successivement toutes les générations qui naissent sur ses bords, et si le peuple anglais a acquis une intensité de vie et une force d’expansion telle qu’il s’est répandu sur le monde entier, on peut dire qu’il le doit à son éducation par la mer, c’est-à-dire à son éducation par le danger.

Remarquons-le, le plaisir de la lutte se transforme sans disparaître, qu’il s’agisse de la lutte contre un être animé (guerre et chasse), ou de la lutte contre des obstaclesvisibles (mer, montagne), ou de la lutte contre des choses invisibles (maladies à guérir, difficultés de tout genre à vaincre). Toujours la lutte revêt le même caractère de duel passionné. En vérité, le médecin qui part pour le Sénégal est déridé à une sorte de duel avec la fièvre jaune. La lutte passe du domaine des choses physiques dans le domaine intellectuel, sans rien perdre de son ardeur et de sa griserie. Elle peut passer aussi dans le domaine proprement moral : il y a une lutte intérieure de la volonté contre les passions aussi captivante que toute autre, et où lavictoire produit une joie infinie, bien comprise par notre Corneille.

En somme, l’homme a besoin de se sentir grand, d’avoir par instants conscience de la sublimité de sa volonté. Cette conscience, il l’acquiert dans la lutte : lutte contre soi et contre ses passions, ou contre des obstacles matériels et intellectuels. Or, cette lutte, pour satisfaire la raison, doit avoir un but. (…) Quoique, dans bien des cas, il n’y ait qu’une différence superficielle entre la témérité et le courage, celui qui tombe par exemple pour sa patrie a conscience de ne pas avoir rempli une œuvre vaine. Le besoin du danger et de la lutte, à condition d’être ainsi dirigé et utilisé par la raison, acquiert une importance morale d’autant plus grande que c’est l’un des rares instincts qui n’ont pas de direction fixe : il peut être employé sans résistance à toutes les fins sociales. 

Il y avait donc dans le pari de Pascal un élément qu’il n’a pas mis en lumière. Il n’a guère vu que la crainte du risque, il n’a pas vu le plaisir du risque.

Pour bien comprendre l’attrait du risque, même lorsque les chances de malheur sont très nombreuses, on peut invoquer plusieurs considérations psychologiques :

1° Il ne faut pas, dans le calcul, faire entrer en ligne de compte seulement les chances bonnes et les chances mauvaises, mais encore le plaisir de courir ces chances, de s’aventurer ;

2° Une douleur simplement possible et lointaine, surtout lorsqu’elle n’a encore jamais été éprouvée, correspond à un état tout autre que celui où nous sommes actuellement, tandis qu’un plaisir désiré est plus en harmonie avec notre état présent et acquiert ainsi pour l’imagination une valeur considérable. Autant le souvenir d’une douleur peut être pénible pour certains caractères, autant la possibilité vague et indéterminée d’une douleur peut les laisser indifférents ; aussi est-il rare — surtout dans la jeunesse, cet âge optimiste par excellence — qu’une chance de peine nous paraisse équivalente à une chance de grand plaisir. C’est ce qui explique par exemple la hardiesse qu’ont montrée de tous temps les amants à affronter toute espèce de péril pour se rejoindre. On retrouve cette hardiesse jusque chez les animaux. La peine, vue de loin, surtout lorsqu’elle n’a pas été expérimentée déjà à plusieurs reprises, nous semble en général négative et abstraite, le plaisir, positif et palpable. En outre, toutes les fois que le plaisir correspond à un besoin, la représentation de la jouissance future est accompagnée de la sensation d’une peine actuelle : la jouissance apparaît alors non pas seulement comme une sorte de superflu, mais comme la cessation d’une réelle douleur, et son prix s’augmente encore.

Ces lois psychologiques sont la condition même de la vie et de l’activité. Comme la plupart des actions comportent à la fois une chance de peine et une chance de plaisir, c’est l’abstention qui, au point de vue purement mathématique, devrait l’emporter le plus souvent, mais c’est l’action et l’espoir qui, en fait, l’emportent ; d’autant plus que l’action elle-même est le fond du plaisir.

3° Autre fait psychologique : celui qui a échappé vingt fois à un danger, par exemple à une balle de fusil, en conclut qu’il continuera d’y échapper. Il se produit ainsi une accoutumance au danger que le calcul des probabilités ne saurait justifier, et qui entre pourtant comme élément dans la bravoure des vétérans. De plus, l’accoutumance au danger produit une accoutumance à la mort même, une sorte de familiarité admirable avec cette voisine qui a été, comme on dit, « vue de près. (1) »

Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885), Paris, Alcan, 1903, p.143-148

 

(1) Même au fond de la plupart des criminels on retrouve un instinct précieux au point de vue social et qu’il faudrait utiliser : l’instinct d’aventure. Cet instinct pourrait trouver son emploi aux colonies, dans le retour à la vie sauvage (note de Guyau : ne pas en tenir compte dans le résumé).

 

 

II Dissertation 

La dissertation devra obligatoirement confronter les trois œuvres et y renvoyer avec précision. Elle pourra comprendre deux ou trois parties et sera courte (au maximum 1500 mots). Cet effort de concision faisant partie des attentes du jury, tout dépassement manifeste sera sanctionné.

 

Selon Jean-Marie Guyau, « Il ne faut pas, dans le calcul, faire entrer en ligne de compte seulement les chances bonnes et les chances mauvaises, mais encore le plaisir de courir ces chances, de s’aventurer ». En faisant jouer cette formule dans les œuvres du programme, vous direz dans quelle mesure une telle confrontation donne sens à ce propos et éclaire ou renouvelle votre lecture des trois textes.

 

Corrigé.

1) Analyse du texte.

Jean-Marie Guyau commence par poser le problème de la valeur du danger. Il n’est pas certain et on peut donc se demander si abstraction faite de l’obligation morale, il ne peut pas être un excitant pour la vie et augmenter ainsi le plaisir qu’on peut prendre. Il commence par montrer que le goût du danger doit demeurer en nous puisqu’il était le lot de l’homme primitif. 

Il définit ensuite un plaisir du danger qui vient du plaisir de vaincre. Il l’illustre par les réflexions d’un anglais, Baldwin, qu’il cite. La citation de Baldwin montre qu’il s’étonnait de ce goût tout en posant que le plaisir de vaincre est essentiel. Guyau rajoute que la lutte continue même lorsque la victoire n’est pas en vue. Il précise que d’autres activités que celles de la chasse et de la guerre, la colonisation, la profession d’ingénieur, la médecine, montrent ce goût du danger. Il explique l’explication anglaise par l’éducation maritime des anglais. Il poursuit son analyse en indiquant que le plaisir de la lutte ne change pas avec la modification de son objet. Elle peut même être intellectuelle, voire morale. Il résume son propos en disant que l’homme a besoin de se sentir grand, ce que lui permet la lutte. Mais pour que la lutte satisfasse la raison, elle doit avoir un but qui soit valable comme défendre sa patrie. Il critique alors Pascal qui a vu dans son pari la crainte du risque mais non le plaisir du risque.

Il propose alors trois considérations psychologiques qui rendent compte de l’attrait du risque. La première consiste à considérer que le sujet se livre à un calcul qui prend en compte l’utilité mais aussi le goût de s’aventurer. Le second repose sur l’idée que la douleur demeure éloigné par rapport au plaisir. Dès lors, la perspective de la douleur est toujours plus faible. D’où le risque que prennent aussi bien les jeunes, les amants que les animaux. Le simple calcul utilitaire conduirait selon lui à s’abstenir d’agir mais c’est l’espoir qui triomphe souvent à cause du fait qu’il y a du plaisir dans l’action. Enfin, la troisième considération fait fond sur l’accoutumance au danger pour celui qui l’a vécu.

 

Notes :

William Charles Baldwin (1827 ?-1903) a publié plusieurs ouvrages sur la chasse qui ont été traduits en français.

Corneille. Il s’agit bien sûr du dramaturge Pierre Corneille (1606-1684) et non de son frère Thomas (1625-1709), dramaturge comme lui.

Le pari de Pascal. Il s’agit de l’argument que Pascal construit sur le jeu de hasard pour défendre la croyance en l’existence du Dieu chrétien contre les libertins. Il consiste à dire que si on parie sur l’existence du Dieu chrétien, on peut gagner le salut plutôt que d’être damné alors que dans l’hypothèse où il n’existe pas, le fait d’avoir parié sur lui ne conduit pas à une perte.

 

2) Proposition de résumé.

Le danger, jamais actuellement certain, intensifie peut-être, hors de toute morale, la vie. Le préhistorique vivait dans le danger. La prédisposition à l’affronter doit donc demeurer.

Il faut admettre que le plaisir du danger est celui de vaincre, voire celui de lutter. On retrouve dans de nombreuses professions [50] ce goût du danger, voire chez un peuple marin comme l’anglais. C’est un plaisir dont l’objet se modifie sans disparaître. Il peut aller jusqu’à la lutte intellectuelle ou la lutte intérieure. Mais ce goût du risque exige un but conforme à la raison. Pascal a donc eu tort [100] de ne pas prendre en compte dans son pari le plaisir du risque. Psychologiquement, il ne faut pas se limiter à un calcul des chances mais tenir compte du goût de l’aventure. Il faut aussi considérer que la perspective du plaisir est plus forte que celle de la douleur [150] car elle correspond avec notre vie. On comprend les risques que prennent les jeunes ou les amants. Car le plaisir est positif et la douleur négative. Si le plaisir l’emporte, c’est parce qu’il y a un plaisir de l’action. Enfin, le fait d’échapper à la [200] mort conduit à une sorte d’accoutumance.

207 mots

 

 

 

4) Dissertation. [Elle dépasse la limite demandée pour des raisons d’explicitation.]

Lorsque nous agissons, c’est-à-dire lorsque nous ne nous laissons pas porter par la routine ou les habitudes, nous sommes amenés à délibérer pour savoir si nous pouvons ou non entreprendre l’action. Tout se passe comme si nous effectuons un certain calcul.

Ainsi, dans son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Guyau écrit-il :

« Il ne faut pas, dans le calcul, faire entrer en ligne de compte seulement les chances bonnes et les chances mauvaises, mais encore le plaisir de courir ces chances, de s’aventurer ».

Le philosophe veut montrer que le calcul utilitariste est tout à fait insuffisant pour faire comprendre l’action humaine. Il ne s’agit nullement pour les hommes d’un calcul de probabilité simple qui mettrait simplement en balance les chances bonnes, c’est-à-dire celles qui sont favorables à l’action et des chances mauvaises qui seraient défavorables. Dans l’action humaine, il y a aussi un plaisir de courir ces chances, de s’aventurer, c’est-à-dire finalement de risquer, un plaisir qui accompagne le fait même de risquer.

Reste que cette balance de calcul pose problème car, on ne voit pas d’égalité entre d’une part estimer les chances bonnes et les chances mauvaises et d’autre part le plaisir de courir ces chances ou plaisir de s’aventurer. S’aventurer, n’est-ce pas justement refuser de calculer ?

On peut donc se demander si on peut penser avec Guyau que le goût du danger et de l’aventure doit être mis en balance avec le calcul utilitariste ou bien si l’aventure au contraire n’implique pas une solution de continuité avec la vie ordinaire qui calcule les chances.

En nous appuyant sur le premier chapitre de L’aventure, l’ennui, le sérieux de Vladimir Jankélévitch, L’Odyssée d’Homère et Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, on verra d’abord en quoi il y a bien une balance entre plaisirs et peines escomptés d’une part et d’autre part le plaisir de vivre l’aventure, puis nous verrons en quoi s’aventurer, c’est rompre avec tout calcul puis enfin comment cette rupture avec tout calcul qui caractérise l’aventure doit être relié à la prise en compte des plaisirs et des peines.

 

 

Dans la vie, la délibération entre en ligne de compte lorsqu’il faut choisir. Or, dans la mesure où les hommes cherchent à vivre le mieux possible, voire à bien vivre, c’est-à-dire à être heureux, ils cherchent le moins de peines et le plus de plaisirs possibles. S’ils ne calculaient que les chances bonnes et mauvaises, il n’y aurait pas d’aventures. Or, il y en a. On peut donc penser avec Guyau qu’il y a un plaisir de s’aventurer qui entre dans le calcul. Ainsi, il y a bien une délibération entre Ulysse et ses marins dans l’épisode de Circé. Lorsqu’Euryloque revient seul, les autres compagnons ayant été changés en porcs par la magicienne de l’île d’Aiaié (chant X, v. 135), il invite Ulysse à fuir alors que ce dernier invoque une nécessité qui le pousse à aller chercher à délivrer ses compagnons. Et on voit bien comment le goût de l’aventure prime chez Ulysse. Jankélévitch pour sa part voit dans l’aventure non un simple calcul, mais bien une évaluation des chances qui passe aussi par l’état du sujet, son courage, etc. (cf. p.91). Il faut donc bien que le projet d’aventure intéresse le sujet, bref, qu’il y ait un certain plaisir. Le jeu (paidiá) qui caractérise toute aventure en même temps que le sérieux enveloppe bien un plaisir (cf. p.119 et sq.). Le plaisir de s’aventurer rend donc compte de certaines actions humaines. On peut même le faire dériver de l’enfance comme le fait Conrad dans Au cœur des ténèbres dans la mesure où il attribue à son second narrateur, Charlie Marlow, un désir d’exploration qui lui vient de son enfance où il admirait les cartes et les espaces vides (I, p.49). C’est ce désir qu’il réalise adulte en devenant marin d’eau douce en Afrique sur un fleuve qu’il ne nomme pas mais où on voit habituellement le fleuve Congo. Or, comment ce calcul peut-il se penser s’il met en balance des éléments irréductibles ?

On peut penser que ce qui rend possible qu’on mette en balance d’une part les chances bonnes et mauvaises et d’autre part le plaisir de s’aventurer comme le fait Guyau, c’est qu’il y a dans l’aventure une oscillation entre le jeu et le sérieux comme le soutient Jankélévitch. Du côté du sérieux, il y a l’évaluation des chances bonnes et mauvaises. Du côté du jeu, il y a le plaisir de s’aventurer. On le voit dans les aventures d’Ulysse. Lorsqu’il décide, pour entendre les Sirènes, de se faire attacher par ses marins pendant qu’ils se bouchent les oreilles conformément aux conseils de Circé (chant XII, v. 39-54) on voit bien les deux côtés. Il assure ses chances en limitant les risques mais se laisse aller aussi au plaisir de s’aventurer. On ne peut le lui dénier malgré Maurice Blanchot (1907-2003) dans Le livre de l’avenir (I Le chant des Sirènes, p.11) qui parle de la lâcheté et de la perfidie d’Ulysse qui ne prend aucun risque. C’est qu’Ulysse avait le choix de se faire attacher ou non ou de suivre l’exemple de ces marins. En effet, dans ses conseils, Circé lui laisse l’initiative sur ce point (chant XII, v.49). Ce mixte de sérieux et de jeu, on le retrouve chez Marlow. Il fait son métier de marin, mais il se met à s’intéresser à Kurtz au fur et à mesure de son séjour : cette dimension de découverte peut être interprétée comme un plaisir de s’aventurer.

 

Cependant, si on peut considérer avec Guyau que dans le calcul qui préside à l’action, il faut tenir compte du plaisir de s’aventurer et non seulement du calcul des chances bonnes et mauvaises, il n’en reste pas moins vrai qu’il y a entre l’un et l’autre une incompatibilité apparente. En effet, comment mettre en balance les deux puisque d’un côté, il s’agit de minimiser les risques, de l’autre, de les maximiser ? Dès lors, le plaisir de s’aventurer n’est-il pas justement ce qui met en échec tout calcul des chances bonnes et mauvaises, bref, qui va à l’encontre de tout calcul utilitariste ?

 

 

On peut retenir de l’analyse de Guyau qu’il y a un plaisir de s’aventurer, c’est-à-dire un plaisir pris dans le fait même de jouer sa chance, en somme, de prendre des risques : tel et le goût de l’aventure qui est loin d’être universel et qui désigne un type d’existence, celui de l’aventurier au sens large, c’est-à-dire de celui qui court des aventures que ce soit pour elles-mêmes – l’aventureux de Jankélévitch – ou que ce soit pour une autre fin comme le profit – l’aventurier de Jankélévitch. Ainsi, c’est bien un certain goût de l’aventure qui pousse le jeune russe auprès de Kurtz. Il n’y a nul calcul en ce qui le concerne de sorte que Charlie Marlow, le narrateur, trouve que c’est en lui que « l’esprit d’aventure » est le plus pur : « Si la pureté absolue, sans calcul, sans côté pratique, de l’esprit d’aventure avait jamais gouverné un être humain, c’était ce garçon rapiécé. » (III, p. 135-136). Autrement dit, l’esprit d’aventure refuse non seulement de prendre en compte les chances bonnes ou mauvaises pour les évaluer, mais en outre, il refuse tout calcul. C’est que le calcul des chances bonnes et mauvaises ne peut conduire qu’à refuser l’aventure. Il y faut une décision, un choix qui transcende tout calcul. Disons donc avec Jankélévitch que l’aventure est le plus souvent commencé par le sujet. Elle repose sur une attirance ambivalente : « L’homme passionné par la passionnante insécurité de l’aventure » (p. 107) est à la fois attiré et repoussé comme pour le tabou (p. 105). Et c’est dans cette mesure qu’elle ne découle d’aucun calcul qui mettrait en jeu un désir de s’aventurer. Lorsqu’Ulysse s’aventure, il n’y a non plus nul calcul de sa part comme dans l’épisode des Cyclopes dont ses hommes se souviennent avec regret lorsqu’ils abordent sous la demande d’Ulysse l’île d’Aiaié de Circé (chant X, v. 190-202). Lui ne calcule que lorsqu’il évalue les chances bonnes ou mauvaises d’une action afin de poursuivre son chemin pour le retour. Or, l’absence de calcul ne conduit-elle pas à l’absence d’aventure ?

Il faut comprendre que le sujet qui s’aventure n’est pas ignorant des risques. Il peut même refuser d’en prendre comme Marlow sur le bateau qui remonte ce fleuve en Afrique vers Kurz. Le directeur lui propose de prendre tous les risques alors qu’il ne connaît pas le passage à cause d’un brouillard qui rend impossible de connaître l’amont de l’aval. Non pas que Marlow en est incapable, mais là il comprend l’impossibilité de réussir. S’aventurer serait suicidaire. Guyau paraît avoir raison. Toutefois, quand il y a aventure à propre parler, le sujet passe outre les risques qu’il ne méconnaît pas. Il les affronte. L’Ulysse de Dante selon Jankélévitch (p. 195 et sq.) qui part sur la mer inconnue sait qu’il y a des risques mais l’inconnu précisément l’empêche de se référer à un quelconque calcul. Dans le fameux épisode des Cyclopes, Ulysse veut savoir s’il y a des hommes (des « mangeurs de pain ») sur l’île. Il ne se préoccupe pas du danger.

 

Toutefois, contester à Guyau la possibilité de prendre en compte en même temps le calcul des chances bonnes et mauvaises et le plaisir de s’aventurer, c’est finalement découper le sujet aventureux en deux tendances qui ne se rencontreraient jamais. Comment donc s’il est impossible de ramener à l’unité du calcul la prise en compte des chances bonnes et mauvaises d’une part et le plaisir de s’aventurer d’autre part les considérer comme s’intégrant dans le projet du sujet aventureux ?

 

 

Justement, parce que l’aventure transcende en quelque sorte la vie ordinaire, comme elle exige une rupture, elle ne peut se faire dans le vide. Le sujet doit calculer ses chances bonnes et mauvaises pour que précisément l’aventure puisse aller au-delà. S’il n’y a pas pour lui de chances mauvaises qui sont contrebalancées par des chances bonnes, il ne peut se lancer en quelque sorte dans l’aventure. Prenons comme exemple, dans la guerre de Troie, l’épisode du cheval de Troie que Démodocos relate à sa demande et qui tire des larmes à Ulysse (chant VIII, v. 487-531). La ruse d’Ulysse implique bien un calcul des chances bonnes et mauvaises mais aussi une prise de risques qui les transcende. Et le risque s’exprime dans le récit de l’épisode qui montre le rôle d’Hélène selon le récit de Ménélas (Odyssée, chant IV, v. 271-289). Celle-ci imite la voix de la femme de chaque héros pour les découvrir. Elle échoue grâce à l’action d’Ulysse qui retient ses compagnons. Un tel risque en tant qu’inconnu marque le caractère d’aventure qui n’a de sens que parce que les héros savaient qu’il y avait des risques sans savoir lesquels. De même, lorsque Marlow se met à rechercher Kurtz qui s’est enfui, il laisse entendre qu’il a pris un risque (III, p.151). D’abord paralysé une fraction de seconde par « une terreur pure et sans nom, absolument abstraite », la prise en compte du danger lui permet d’agir. C’est donc l’aventure qu’il tente en sachant qu’il a des chances d’échouer mais sans mettre en balance le plaisir de s’aventurer avec lesdites chances. C’est que sa relation privilégiée avec Kurtz prime. On voit donc qu’on doit opposer l’aventure qui implique le risque de la mort, comme l’indique Jankélévitch, même à petite dose. Car « une aventure dans laquelle on serait assuré par avance de réchapper n’est pas une aventure du tout : tout au plus serait-ce une aventure de matamore » (p.147). Comprenons qu’une telle aventure éliminant tout risque n’est qu’une vie ordinaire doublée d’une vantardise de mauvais aloi. Comment donc l’aventure va-t-elle pouvoir avoir lieu si le sujet doit prendre en compte ses chances bonnes et mauvaises ? Ces dernières ne sont-elles pas des obstacles à l’aventure ?

L’aventure est d’autant plus recherchée selon Jankélévitch qu’elle nous permet d’intensifier une vie qui a tendance, surtout à l’époque moderne, à sombrer dans l’ennui que fabriquent les fatalités économiques et sociales (p. 189-191). Pour ce qui est de la continuation de la vie, la routine est suffisante. Et le calcul des chances bonnes et mauvaises conduirait plutôt à refuser l’aventure s’il est vrai que la vie c’est l’ensemble des chances qui nous empêchent de mourir. Dans une époque de guerre perpétuelle comme celle que racontent les épopées d’Homère, cette intensification provient du caractère extraordinaire des aventures du héros qu’il va prendre plaisir à relater. Les êtres merveilleux que rencontre Ulysse, Lotophages, Cyclopes, Lestrygons, Circé, Calypso, lui donnent des dérivations par rapport à sa vie de roitelet qui revient d’expéditions pour retrouver son royaume. Pour Marlow, c’est la profondeur de la recherche sur l’humanité qui constitue l’aventure. Ne s’agit-il pas pour lui de remonter le fleuve et en même temps le cours du temps pour retrouver le passé de l’humanité : « Remonter ce fleuve, c’était comme voyager en arrière vers les premiers commencements du monde … » (II, p. 97) ?

 

 

Disons pour conclure que nous nous sommes demandés si on peut penser avec Guyau que le goût du danger et de l’aventure doit être mis en balance avec le calcul utilitariste ou bien si l’aventure au contraire n’implique pas une solution de continuité avec la vie ordinaire qui calcule les chances. Il est apparu que Guyau paraissait fondé à penser à cette mise en balance comme condition pour rendre compte de la possibilité même d’aventure. Toutefois, l’impossibilité d’un calcul faute d’unité qui conduit à opposer calcul utilitariste et esprit d’aventure a finalement laissé la place à l’idée que le plaisir de s’aventurer s’appuyait justement sur le calcul utilitariste qu’il dépasse par son mouvement propre en en tenant compte.

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